" Qu'on soit jeune, en pleine maturité ou d'un âge avancé, on a tous un corps de chair et d'os, de sang et de toutes sortes d'autres substances — un organisme complexe capable d'une multitude de sensations. On dispose également de la parole, cette capacité de parler et de communiquer au moyen de sons et de mots. Enfin, on est aussi doué de ce créateur de nos pensées et de nos sentiments, bons ou mauvais, qu'on appelle l'esprit. En ce qui nous concerne actuellement, le corps, la parole et l'esprit sont des réalités tangibles dont on fait l'expérience quotidiennement.
Le corps est l'instrument de notre activité, et il s'exprime par le mouvement. La parole produit les sons et les mots qui véhiculent ce qu'on veut exprimer. Quant à l'esprit, c'est lui qui anime les deux autres; il est la source de tout ce qu'on porte en soi de bon et de mauvais. Le corps et la parole sont un peu les pantins de l'esprit. Logiquement, cela voudrait dire qu'on peut leur faire faire ce qu'on veut, au gré de ses désirs. En fait, ça ne se passe pas du tout comme cela: on a tellement pris l'habitude de manipuler les gens et les événements qu'on a presque oublié les ficelles qui reliaient le corps et la parole à l'esprit, en nous-mêmes. Si bien qu'elles se sont distendues, et que le pantin ne répond plus très bien. On sent bien qu'il y a quelque chose qui cloche, on n'est pas satisfait du fonctionnement de la marionnette. On se sent frustré.
Idéalement, le corps devrait fonctionner en harmonie avec l'esprit, sans qu'il y ait de clivage entre eux. Mais, en réalité, si on se laisse aller à suivre les penchants les plus élémentaires de son corps, on risque de tomber dans une sorte de matérialisme axé sur la sensualité, dont il sera très difficile de s'extirper. Ce risque existe pour tout le monde, les faibles comme les forts, et il signifie la perte de sa liberté. Pour éviter un tel écueil, on doit retrouver l'usage des ficelles de la marionnette, et apprendre à la manipuler plus intelligemment, d'une manière qui corresponde mieux à nos aspirations réelles. A l'inverse, il ne faudrait pas tomber dans la répression systématique et aveugle de ses besoins physiques, car ils sont l'expression d'une certaine sagesse instinctive du corps. On peut apprendre à faire la différence entre ces messages naturels et utiles, et les caprices de nos sens.
Notre corps est un puissant moyen de communication. Si on voit arriver un chien et qu'on tend la main, l'animal s'approchera, s'attendant à ce qu'on le caresse ou qu'on lui donne quelque chose à manger. Si, au contraire, on avait levé la main quand il est arrivé, il est probable que le chien aurait rebroussé chemin, de peur qu'on ne lui fasse du mal. De même, le moindre de nos gestes affecte ceux qui nous entourent — et la même chose est vraie de ce que l'on peut dire ou penser. Tout ce qui émane de nous constitue une sorte de signal pour les autres. Il suffit de regarder un peu autour de soi pour s'en rendre compte. Quelque chose d'aussi simple que notre démarche, par exemple, véhicule un ensemble de signaux aux autres, que ce soit de façon délibérée ou inconsciente de notre part. Quelqu'un qui a du mal à marcher donne à penser qu'il a des rhumatismes ou qu'il a eu un accident à un moment ou à un autre de sa vie. Si l'on voit passer une femme - ou un homme - à la démarche élégante, on aura tendance à trouver ça sexy et à y lire une invite personnelle, alors que le passant ignore vraisemblablement tout de cette interprétation de ses mouvements. C'est pourquoi il est nécessaire d'être attentif à ses mouvements et à ses attitudes corporelles si l'on veut que les autres perçoivent nos bonnes intentions à leur égard. II faut rester vigilant, sachant que chaque geste affecte ceux avec qui l'on se trouve, et peut susciter des réactions de leur part.
Autant qu'à ses gestes, il faut faire attention à ses paroles. On doit toujours être très vigilant, tant par rapport à ce qu'on dit qu'à la manière de le dire. Le ton de la voix importe autant que le choix des mots. Des choses gentilles dites sur un ton sympathique auront un effet encourageant et réconfortant. On peut même soulager un peu quelqu'un qui souffre beaucoup si l'on sait trouver les mots qu'il faut pour le rassurer, ou grâce au pouvoir thérapeutique d'une prière ou d'un mantra. Autant que ce qu'on dit, c'est la façon de le dire qui est importante.
Derrière chacun de nos actes et chacune de nos paroles, il y a l'esprit. Peu importe de savoir où il se trouve - les uns le localisent dans le cerveau, les autres ailleurs. Là n'est pas la question pour l'instant. L'important, c'est de reconnaître que notre esprit est la source de tout ce qu'on peut dire ou faire. Il est capital de comprendre cela car, si l'on veut progresser et améliorer la qualité de ses paroles et de ses actes, il faudra bien remonter à la source et s'occuper de son esprit, même si celui-ci est dépourvu de forme matérielle et de localisation physique - ses effets ne s'en font pas moins sentir concrètement.
S'il est relativement facile de prendre conscience des manifestations les plus évidentes du machiavélisme de notre coquin d'esprit, il est beaucoup plus délicat de se garder de ses manœuvres les plus subtiles. Quand on regarde un film plein de violence à la télévision, cela peut sembler un passe-temps anodin, mais si l'esprit s'identifie au spectacle de tortures et de meurtres qui lui est présenté, notre tendance à la cruauté risque d'en être renforcée, à notre insu.
Il est probable que, jusqu'à présent, nos activités et nos paroles ont pour la plupart été inspirées par un esprit égoïste et égocentrique devenu d'autant plus fort et puissant qu'il n'a rencontré aucune opposition de notre part: qu'on ne l'ait pas voulu ou qu'on ne l'ait pas pu. On est peut-être pas encore très convaincu actuellement de son existence, mais un jour ou l'autre il faudra bien se rendre à l'évidence, aller débusquer ce dictateur et se confronter à lui. Il faudra l'assumer et apprendre à le gérer tel qu'il se présentera à nous. On pourra lui dire: «Eh toi ! Ça fait trop longtemps que tu me domines, que tu conditionnes mon corps et mes paroles. Tu m'as fait assez de tort et de mal. Maintenant, c'est moi qui vais te dompter!» On ne fera aucun réel progrès tant qu'on n'aura pas renoncé à son ego ou qu'on ne l'aura pas transformé. Cette tâche accomplie, en revanche, les choses se mettront à bouger dans le bon sens. La méditation peut contribuer à ce processus en nous donnant le recul nécessaire pour y voir plus clair. En méditant, on commencera à comprendre ce qu'est l'esprit et comment il fonctionne, tant en lui-même qu'à travers ses moyens d'expression que sont le corps et la parole.
Jusqu'à présent, nous avons envisagé le corps, la parole et l'esprit séparément. En réalité, ils sont évidemment interdépendants et le voyage spirituel n'aura pas lieu s'ils n'avancent pas tous les trois ensemble. Il faudra donc travailler simultanément à trois niveaux, s'efforçant de gommer tout ce qui peut avoir un effet négatif ou nocif, et au contraire d'augmenter tout ce qui peut être positif ou bénéfique pour soi et pour les autres. C'est la compassion qui assurera la coordination du corps, de la parole et de l'esprit vers un but commun. Elle leur servira de moteur et unifiera leurs dynamiques, de sorte que corps, parole et esprit agiront et évolueront toujours en harmonie, à tous les niveaux.
Les exercices présentés dans la deuxième partie de ce livre sont destinés à donner une base pratique à ce travail. Quand on aura progressé dans la purification du corps, de la parole et de l'esprit, on pourra peut-être aller un peu plus loin, et se rendre compte qu'ils sont en réalité dépourvus de substance propre et d'existence indépendante. On comprendra que le corps est comparable à un arc-en-ciel, la parole à un écho, et l'esprit à une image reflétée dans l'eau. Mais il faudra bien sûr pas mal travailler avant d'en arriver là... "
Par Arya Akong Tulku Rinpoché
Source: L'Art de dresser le tigre intérieur - Une thérapie pour vivre au quotidien (Arya Akong Tulku Rinpoché) - Editions: SAND et http://www.centre-equilibre.com/
Notes:
Akong Tulku Rinpoché est né en 1939 près de Riwoché dans la région du Kham au Tibet. Il a été reconnu comme la réincarnation du 1er Akong, l'abbé du monastère de Dolma Lhakang (à Chamdo) par le 16e Karmapa. Il passa ses 20 premières années à la tête du monastère de Dolma Lhakang. Il y reçut de Sechen Kongtrul Rinpoché la transmission des enseignements des lignées Kagyu et Nyingma et de docteur en médecine tibétaine traditionnelle. Il poursuivit sa formation spirituelle sous la supervision du 16e Karmapa, qui lui décerna l'autorité d'enseigner la médecine tibétaine traditionnelle.